L’esprit à la française
av Martin Areskoug Eriksson

Qu'est-ce que l'esprit à la française ? La question comporte probablement autant de réponses qu’il y a de répondants. Elle est, tout simplement, ouverte au débat — une observation qui suscite un sourire, car une attitude unique à l'égard de la discussion et du débat n'est-elle pas l'un des traits les plus importants de l'esprit à la française ?
 
Certes, cette affirmation peut être typiquement suédoise ; le contraste entre la France et la Suède ne pourrait guère être plus grand à cet égard. En règle générale, nous, les Suédois, cherchons à éviter toute discussion susceptible de révéler ou de créer des désaccords. En fait, beaucoup d’entre nous sont prêts à tout mettre en œuvre pour empêcher que de telles discussions aient lieu, car elles sont considérées comme une menace pour certaines de nos valeurs les plus sacrées : l’unité et la bonne atmosphère[1].
 
Quiconque a eu l'occasion de socialiser un peu avec les Français a sans doute pu constater un comportement différent, presque opposé. Il s’agit d’accueillir les discussions et les débats au lieu de les contourner, dans des contextes formels comme informels. Notamment lorsque l’on se trouve parmi les amis et la famille, ceux que l’on apprécie le plus. Cependant, ceux d’entre vous qui n’ont jamais eu le privilège d’observer ce comportement n’ont pas besoin de me croire sur parole, les composantes essentielles du comportement sont bien documentées. Par exemple, vous pouvez consulter le graphique révélateur ci-dessous qui est basé sur les recherches d'Erin Meyer, professeure en management à l'INSEAD.[2]
 
Il est ainsi établi que les Français ont une forte tendance à discuter et à débattre, mais cette tendance n’est pas propre à la France en soi. C’est lorsque l’on examine l’attitude qui sous-tend la joie du débat que l’on découvre ce qui est exclusivement français : une vision unique de la finalité et de la valeur de la discussion et du débat. Et comme nous le verrons, il y a de bonnes raisons de s’inspirer de cette vision.
 
Au cœur de l'attitude française se trouve une intention de débattre et de discuter pour voir si les arguments sont à la hauteur et si l'on peut les développer, plutôt que de convaincre les autres qu'ils ont tort. On s’efforce de se rapprocher de la vérité, ou du moins d’une opinion personnelle plus éclairée, en formulant et en reformulant ses arguments. Ce n’est rien de moins qu’une préservation unique de la dialectique de l’Antiquité au niveau sociétal.[3] Une méthode philosophique qui, bien utilisée, peut donner naissance à des idées inédites et contrecarrer la stagnation intellectuelle, morale et spirituelle — peut-être mieux illustrée par les salons littéraires parisiens des XVIIe et XVIIIe siècles, où des idées révolutionnaires dans les domaines de l'art et de la science étaient formulées et diffusées à travers la « conversation polie » et la « discussion argumentée ».[4]
 
Dans le cours Kultur och samhälle i Frankrike, nous avons pu constater à plusieurs reprises la magie de cette attitude française. À titre d'exemple, on peut citer une table ronde sur Le Ministre est enceinte, un ouvrage sur la féminisation de noms de Bernard Cerquiglini.[5] Même si cette table ronde ne débouche jamais sur un véritable débat, l’attitude française reste néanmoins prédominante. Les participants partagent leurs pensées, réflexions et arguments de manière spontanée, décomplexée et respectueuse, sans aucune tentative de créer des désaccords ou un consensus. Chacun, y compris l’animateur de l’émission, s'efforce simplement de développer son propre raisonnement avec l'aide des autres.
 
Malgré l’accent mis sur le développement de l’opinion personnelle, l'attitude française ne doit pas être considérée comme égoïste, bien au contraire. Le fait est qu'elle repose sur une grande appréciation et un grand respect pour l'interlocuteur, et qu'elle répond à l'exigence contemporaine selon laquelle chacun doit se sentir vu et écouté — une exigence qui est probablement plus souvent évoquée mais moins souvent satisfaite ici en Suède.
 
En partageant ses opinions et ses arguments, on montre que l'on considère l'interlocuteur capable de les comprendre, de les remettre en question et peut-être de les réfuter. En même temps, on fait preuve d'une appréciation et d'un respect fondamentaux pour l'interlocuteur, et lorsqu'il explique son propre point de vue on essaie de le comprendre, d'apprendre, puis de lui rendre la pareille en abordant ses arguments.
 
Le désir de débattre et de discuter quand l'occasion se présente s'accompagne également d'une réticence typiquement française à définir et à juger le caractère d’une personne sur la base d'une opinion isolée. Et cette réticence est cruciale, car sans elle, la peur de risquer ses relations pourrait grandir et ainsi étouffer l'envie de débattre, et l’envie de débattre à la française. 
 
Une scène du film Entre les murs, projetée lors d’un des séminaires de notre cours, illustre comment cette approche permet et stimule le débat et la discussion.[6] Dans la scène, un débat éclate entre un professeur et ses élèves sur la question de savoir si l'imparfait du subjonctif est encore utilisé. Les élèves affirment vivement que ce n’est pas le cas. Et le professeur, voyant l’occasion d’avoir un débat fructueux, accepte le défi et argumente contre. Ni les élèves ni le professeur ne laissent leurs rôles en classe influencer ou limiter leurs arguments. Notamment, l'autorité du professeur ne met pas les élèves au silence et ne lui donne pas non plus le droit de leur donner la leçon. Le débat est donc ouvert et se déroule sur un pied d’égalité, et une fois qu’il est calmé, on ne peut manquer de reconnaître la grandeur de ce que l’on vient de voir : les élèves et le professeur ont pu développer leurs arguments, tous ceux qui le souhaitaient ont été vus et écoutés, et chaque personne présente ont appris quelque chose.
 
Ainsi s'achève la description de cette conception de l'esprit à la française, et votre serviteur peut déjà constater que les arguments avancés en sa faveur semblent valables ; en formulant et en développant ses arguments, il a en effet exploré de nouvelles perspectives, développé ses opinions personnelles et peut-être même s’est-il rapproché d’une sorte de vérité. Cependant, la chose la plus importante manque encore : la discussion et le débat. Il faut répondre aux arguments présentés et en proposer de nouveaux. Laissez donc la conclusion de cette argumentation devenir aussi le début d’une nouvelle, en vous posant la question : qu’est-ce que l’esprit à la française ?

[1] Tr. « god stämning »
[2] Meyer Erin, « Getting to Si, Ja, Oui, Hai, and Da », Harvard Business Review [en ligne]. URL: https://hbr.org/2015/12/getting-to-si-ja-oui-hai-and-da. Consulté le 9 novembre 2023.
[3] s. a., « Dialectique », Wikipédia [en ligne]. URL: https://fr.wikipedia.org/wiki/Dialectique. Consulté le 9 novembre 20
[4] s. a., « Salon littéraire », Wikipédia [en ligne]. URL: https://fr.wikipedia.org/wiki/Salon_litt%C3%A9raire. Consulté le 9 novembre 20
[5] s. a., « « Le Ministre est enceinte », Bernard Cerquiglini et la grande querelle de la féminisation des noms », YouTube [en ligne]. URL: https://www.youtube.com/watch?v=IyMCAOWWO4g. Consulté le 9 novembre 20
[6] s. a., « entre les murs : l'imparfait subjonctif », YouTube [en ligne]. URL: https://www.youtube.com/watch?v=FACNtax1MGw. Consulté le 9 novembre 20