L’amour du point d’interrogation
Quelques réflexions sur l’esprit à la française
av Néa Sedell

C’est quoi l’esprit à la française ? Cette question n’a pas de réponse claire et à la suite de cette ambiguïté, c’est quelque chose qui a constamment besoin d’être créé et recréé. Alors quel est le résultat d’un tel processus ? Qu’est-ce qui est construit et qu’est-ce qui apparaît ? Évidemment, il est clair que l’établissement d’une uniformité discernable a deux conséquences : en même temps que se crée l’intérieur de l’identité, son extérieur s’institue aussi. Un extérieur qui inévitablement exclut les indésirables. Alors, que dire de cette identité ? Peut-être, cela est principalement décrit comme ce qui travaille à la tâche impossible de préserver une diversité sous la désignation unifiée – cette entité désignée par l’identité française. 

Dans ce texte, mon ambition est de mettre en mots quelques réflexions que touchent à ce sujet. En fait, ces réflexions posent plus de questions que de réponses. Cela me rappelle l’article « Homo Europaeus : existe-t-il une culture européenne ? » (2014) de Julia Kristeva. Née en Bulgarie et puis active en France, avant de déménager aux États-Unis, Kristeva décrit l’identité européenne comme « l’amour du point d’interrogation »[1]. Cela veut dire que le concept d’identité se définit par une pratique du questionnement, que aussi tolère et invite les autres à se remettre en question. En d’autres termes, l’esprit à la française est toujours constructible et déconstructible. Kristeva nous dit qu’il n’y a pas un discours, une image ni une formule qui le capture. 

Même avec l’aide de Kristeva, mon démenti n’est en aucun cas une réponse suffisante à la question qui façonne ce texte. Faut-il commencer par se poser d’autres questions ? Le point d’interrogation sert ici à la fois de trace et d’appel. D’après Fernand Braudel, il semble que la nation ne puisse définir son être qu’au prix d’être toujours à la recherche d’elle-même. Est-ce un appel à les suivre ? Dans L’Identité de la France (1986), Braudel montre la construction de l’identité nationale du pays. Le dénouement de cette enquête est l’aperçu que l’hexagone forme une dimension de temps et d’espace, où émerge le concept de France, comme un laboratoire expérimental de comparaisons interspatiales et intemporelles[2]. Mais la notion d’identité nationale est–elle suffisante pour accueillir l’amour du point d’interrogation ? L’historien précise l’esprit de la nation comme un amalgame de répétitions, de destins humains, de pays autonomes et d’héritages inconscients[3]. Comme une rivière de courants sombres, elle laisse les idéologies, les mythes et les fantasmes traverser les paysages et les gens. De plus, cet esprit est placé dans un état constant de devenir. Dans le travail de Braudel, ce qui est frappant, c’est que l’esprit semble à la fois autodéterminé et projeté de l’extérieur, comme « une main qui se façonne ». À mon avis, cela nécessite que la notion d’esprit à la française soit continuellement réinterprétée. Il faut continuer à se poser des questions. 

Au-delà de l’idée de l’identité nationale, l’historien Pierre Nora propose le concept de l’identité démocratique. Dans l’œuvre Recherches de la France (2013), Nora oppose la tentative de trouver des critères fixes pour définir une identité nationale à la notion d’être–ensemble comme fondement historique de la République[4]. Comment comprendre cela ? Conformément au raisonnement de Nora, on peut dire que l’esprit à la française ne peut que se constituer qu’en fonction de l’existence de l’Autre. Ce qui, historiquement, n’a pas été autorisé à faire partie de l’intérieur de l’hexagone. Selon Nora, c’est justement parce que le mouvement vers un individualisme accru impose des exigences de plus en plus élevées, pour pouvoir mettre en valeur le caractère unique de la France[5]. Ce besoin est renforcé, non seulement par l’affaiblissement de l’identité républicaine–nationale classique, mais en outre par une pluralisation du concept d’identité, car le passé ne peut plus garantir l’avenir du sujet historique. En effet, les expériences et les destins qui étaient auparavant relégués aux marges de l’histoire trouvent une place dans le récit national. Néanmoins, le colonialisme français et l’antisémitisme sont des forces qui contribuent différemment encore aujourd’hui à cette tendance. 

Nora énumère un certain nombre d’autres facteurs qui contribuent à la difficulté de définir l’esprit à la française : le déclin radical de la classe rurale après la Seconde Guerre mondiale, l’obligation de se soumettre aux normes de l’organisme européen au niveau international, en même temps qu’il y a une décentralisation nationale et un affaiblissement conséquent de l’État ainsi que d’autres cadres autoritaires[6]. Comme l’écrit Braudel, l’esprit de la nation n’est ni un individu ni une personne – il est un insecte en état de métamorphose. De Charlemagne, Capet et les Serments de Strasbourg, à la Révolution et le déploiement des chemins de fer à travers les paysages, jusqu’à ce moment où Balzac écrit pour la première fois le mot « nationalisme », l’insecte continue de se transformer. C’est justement parce que Nora observe cette tendance qu’il insiste sur le concept de l’être–ensemble, qui consiste à maintenir un espace où coexistent des constellations d’identités et de significations. À travers le raisonnement de Kristeva, de Braudel et de Nora, j’essaie de montrer quelques idées de l’esprit à la française qui intègrent et préservent la diversité ontologique et épistémologique. Il me semble que c’est exclusivement dans un tel contexte que cet esprit peut être trouvé. En dernier lieu, les complications et les déstabilisations qu’entraîne cette diversité non hexagonale nous ramènent au point d’interrogation. Car qu’est-ce que c’est, sinon le questionnement qui constitue le ciment qui tient l’être ensemble ?
 
Bibliographie 
BRAUDEL, Fernand. L’Identité de la France, tome 1 : espace et histoire. Paris : Flammarion, 1986.
KRISTEVA, Julia. « Homo Europaeus : existe-t-il une culture européenne ? », La Nouvelle Revue française, no. 607 (Février 2014) : 60–67. 
NORA, Pierre. « La métamorphose », Recherches de la France, 551–568. Paris : Gallimard, 2013. 

[1] Julia Kristeva, « Homo Europaeus : existe-t-il une culture européenne ? «, La Nouvelle Revue française, no. 607 (Février 2014) : 61–62.
[2] Fernand Braudel, L’Identité de la France, tome 1 : espace et histoire (Paris : Flammarion, 1986), 21.
[3] Braudel, L’Identité de la France, 23.
[4] Pierre Nora, « La métamorphose », Recherches de la France (Paris : Gallimard, 2013), 551–552.
[5] Nora, « La métamorphose », 553–555.
[6] Nora, « La métamorphose », 551–559.